Ce qui lui plaisait le plus, c'était cette énorme mousse bleue avide dévorant l'ocre du ciel crépusculaire. Et la mer, tendre et belle, dont les vagues allaient et venaient, pareilles à des hanches, sur ses genoux baveux d'écume. Il s'amusait (et s'irritait sans doute aussi) de ce que la mélancolie qui le prenait auparavant sur cette même plage avait perdu de sa force, de ce que les violents émois panthéistes de son adolescence avaient laissé place à un bavardage mental incessant, qui toujours le ramenait à la fille.
Le mois d'aout dans le jardin de ses grands-parents avait la saveur du séjour céleste. Ses après-midi, il les passait dans une chaise longue et son plus cher désir n'était jamais que de crever là, bien tranquille, qu'on ne le dérange plus avec la baise, le travail, le futur et tout le cortège des obligations. Ici, il n'y avait que les vieux à contenter, et il se sentait à leur égard d'une générosité inépuisable. Il rayonnait. Il regardait ses soucis folâtrer dans l'air chaud, s'esbaudir avant de venir doucement s'éteindre à ses pieds, petits tas par petits tas.
"La première chose dont je me souviens : j'étais sous quelque chose. Ce quelque chose était une table, je voyais un pied de table, je voyais les jambes des gens, et aussi un bout de la nappe qui pendait. Là-dessous il faisait sombre, là-dessous j'aimais bien y être. Ça devait se passer en Allemagne. Je devais avoir entre un et deux ans. C'était en 1922. Sous la table, je me sentais bien. Personne n'avait l'air de savoir que je me trouvais là. Il y avait du soleil sur le tapis et sur les jambes des gens. Le soleil, j'aimais bien. Les jambes des gens n'avaient rien d'intéressant, ce n'était pas comme la nappe qui pendait : ni non plus comme le pied de table, ni non plus comme le soleil."
(Bukowski, Souvenirs d'un pas grand chose)
"Les rencontres, ça se fait pas avec des gens, mais avec des choses"
(Deleuze, L'Abécédaire)
On a souvent une vision surfaite du bonheur. Hier encore, une amie
me confiait combien elle était malheureuse de ne pas être heureuse.
Et pourtant ! Cette fille, je la connais, elle dévore le monde
et les gens avec une intensité rare. La voilà, elle, la plus
vivante, à se torturer parce qu'il lui manque quelque chose.
Comme si ce manque n'était pas le cadeau le plus précieux !
Comme s'il pouvait être comblé ! Comme s'il devait être
comblé !
On imagine le bonheur comme un état parfait, où on se
débarrasserait de ses blessures, de ses démons. Il y a du mal en
nous dont il faut se purger et après, enfin, on sera bien. Et
évidemment on ne se purge jamais du mal, d'où l'angoisse terrible.
Pourquoi je ne suis pas heureux ? Pourquoi les choses ne vont
pas d'elles-mêmes et ne s'enchaînent pas comme si tout était bien ?
Pourquoi ce trou béant en moi ?
Laisse-moi te dire une chose : le bonheur n'existe pas. Mais
nous avons mieux que le bonheur. Nous avons la vie. Tu as ta vie. Ta
vie, avec toutes les souffrances, les joies, les espoirs qui la
tissent à mesure qu'elle se déroule. Et ce chef-d’œuvre, cette
partition sublime fais de toi une guerrière, une artiste, une
héroïne digne d'être célébrée et chantée par les chœurs
célestes.
« Être heureux » c'est absurde. On est jamais
heureux. Dans toute joie, même la plus intense, il y a un fond de
dégoût, un arrière-goût amer. Et dans toute tristesse, dans toute
tragédie, doit se dissimuler quelque part une jouissance secrète. À
aucun moment nous ne ressentons la joie, la seule joie, pure
de toute scorie. D'ailleurs c'est idiot. Ce que nous appelons
« sentiment de joie », comme tout sentiment, est
constitué de scories psychiques très diverses. C'est une coloration interne, une
tonalité d'existence comprenant une infinité de nuances – et donc
du dégoût, de la frustration, de la mélancolie.
Si nos vies sont merveilleuses, ce n'est pas malgré la
souffrance, c'est grâce à la souffrance. Nous sommes ses enfants. Et nous sommes beaux.
Nous ne pouvons pas être heureux. Mais nous pouvons être vivants. Nos vies sont des cadeaux que l'on dépose devant
l'éternité. Des prières. N'oublie pas : les moments les plus
insignifiants de ton existence ont une importance métaphysique.
L'Esprit souffle partout. Tes soirées – celles où tu bois, tu
danses, tu parles, tu ris, tu aimes, tu baises, tu pisses – sont
des cérémonies rituelles. Tes larmes rentrées sont des offrandes.
J'ai eu 21 ans hier – et malgré le dégoût, la frustration, la
mélancolie, je continue à remercier, à rendre grâce, à célébrer
car je suis en vie.
Ka regarda le désert à travers la vitre. Il faisait chaud à
crever. On roulait bien. Le sol réfléchissait un jour éclatant, ça
lui faisait comme une couche de cellophane. Un brillant évanescent
qui planait tout autour.
Ka se racla la gorge. Il était tiré d'affaires, il le savait
depuis toujours. Le convoi progressait. Sur le plateau du pick-up,
devant lui, un nègre tenait une mitraillette et surveillait les
alentours, casquette en visière, dégaine de mercenaire. Il baignait
dans la lumière.
Ka se tourna vers le conducteur. C'était Mo. Il lui dit quelques
mots. C'était quelque chose comme : « Ce nègre pourrait nous
dézinguer en un instant, s'il pointait sa mitraillette sur nous.
Nous sommes à la merci d'un nègre.
- Le pare-brise est blindé, répondit Mo ».
Après cela, quelques heures s'écoulèrent encore, puis ce fût
fini. Pendant ces quelques heures, tout semblait calme. Ka buvait de
l'eau dans une bouteille en plastique. Il méprisait ses ennemis.
C'était un homme d'une trempe rare.
Ka n'était pas inquiet. Même dans les pires moments, il ne
cessait pas de croire en sa bonne étoile... en sa destiné
merveilleuse... romanesque... Il n'avait pas peur de mourir. Il
aimait le goût du sang. Il combattait pour la Justice.
Il aimait ce qu'il voyait : le sable, les cailloux, le
soleil, la longue file paresseuse des véhicules, l'azur d'où
pleuvait la mort. Plus il vieillissait et plus son émerveillement
face à la vie grandissait, plus le monde lui paraissait un endroit lumineux. Un feu l'habitait.
Le désert se poursuivait où qu'il
porte son regard. Il lui semblait que l'immensité l'appelait. Il
était le centre de l'univers, le trou noir qui palpite au cœur des
galaxies, la raison d'être des choses. Son estomac le tourmentait.
Je crois qu'il sentait par anticipation la douleur suffocante
et le sang lui aveugler les yeux, peut-être même l'ultime sursaut
qui précède le néant.
Mo fume une cigarette, et je suis à
l'arrière du véhicule. J'essaye de pénétrer le cœur des hommes
mais c'est une entreprise pénible. La violence des guerres que nous
traversons, d'aventure, ne fait jamais qu'effleurer celle du doute
que nous nous infligeons à nous-mêmes et tout ça est d'un ridicule affligeant, vu
de l'extérieur, et tout est là. Il y a des gens, des maîtres, qui
vous émerveille, dont les phrases ouvrent des profondeurs
insondables, des abîmes sous les pas des marcheurs. Moi j'ai pris la
résolution d'en être, ou plutôt j'aimerais la prendre, j'aimerais
me lever un matin et savoir ce que je doit être, et que tout me soit
donné dans une soudaine évidence, une intuition sublime, que mon
travail cesse d'être laborieux, difficile, qu'on m'apporte la
clairvoyance sur un plateau, comme ça, sans rien attendre en
échange, et que mes sens restent ouverts,
impressionnés, que je n'oublie pas de regarder la vie avec les yeux
d'un enfant, ce qui revient du reste à obéir à ma nature, et tout
serait d'une limpidité éclatante.
Dans le ciel planait le reflet d'un drone. Ka affirmait : nos
vies s'écoulent et nous n'en sommes pas maîtres mais tout a
un sens et tout est à sa place, l'univers se répond à
lui-même et nous devons nous en remettre à lui, sentir l'élan
créateur et amoureux qui nous traverse à tout jamais, et tout
s'éclaire.
On marche et la ville nous gobe, c'est une sensation délicieuse, celle du vortex urbain, c'est un plaisir d'esthète... on marche et la nuit nous gobe... et le silence... On a beau parler pour le couvrir, il ne se tait pas le silence... Il nous suit... Je l'aime bien moi, mais elle ? Est-ce que je fais bien ? Est-ce que je fais bien ? Est-ce que ce silence dans lequel on s'efface, c'est ça, c'est le silence amoureux ? Est-ce qu'il ne faut pas que je sois dynamique, vivant, dansant, éructant, bluffant, bavant, fumant ? Que je lui sorte le grand jeu ? La farandole ? La cocotte-minute ? Ou bien j'en reste là, sourires timides et mains hésitantes et paroles mal assurées, dissimulées sous la fausse assurance... je suis pas bon là... ou si... 'fin c'est moi... est-ce que c'est moi pour elle ? pour moi c'est elle... je crois...
c'est malheureux l'incertitude et c'est si beau... je la vois, elle vole, elle danse elle, elle flotte au-dessus des eaux... c'est un ange... une douceur... je ne puis... enfin... la réalité qui accourt satisfaire nos désirs qu'on s'imagine les plus hauts, les plus irréalisables... dois-je y croire ? quelques déceptions m'ont rendu pessimiste sur mon destin... ça ne se fait pas... dans le particulier, c'est systématique... la grande histoire je l'imagine bien... dès qu'il faut mettre en pratique...
toujours elle m'échappe, toujours... Elle n'est pas faite de matière terrestre, elle danse, elle s'évapore... elle me glisse entre les doigts... elle s'évanouit dans l'air... et moi je reste... seul... il y a bien la tristesse... mais enfin la tristesse c'est elle... c'est le destin... elle m'attend pas... j'aimerais qu'elle se retourne plus... j'aime quand elle se retourne... qu'elle me glisse... un mot rassurant... j'ai toujours du mal à y croire... mince... ce que ça me provoque comme trouble...
d'autres fois non, ça me passe, c'est plus trop pareil... moins fort... tout de même... j'imagine souvent que je l'embrasse... que... hein... je me demande comment ce sera... j'ai toujours peur que ça n'arrive pas si je me l'imagine... si je fantasme trop... c'est pernicieux un fantasme... non seulement ça rend malheureux... mais y a des choses occultes... qui se passent... peut-être que c'est juste avec moi...
elle est là son sourire, je l'aime, je voudrais pouvoir être là, doux, je voudrais pouvoir lui dire sans peur, la toucher enfin, je voudrais l'embrasser tendrement, je voudrais je voudrais je voudrais... ce qu'il faudrait m'a dit Thomas, c'est que le monde s'accorde à nos désirs... il était très sérieux... il rigolait pas d'un pouce... moi j'opinais du chef... j'étais bien d'accord... je le suis toujours...
c'était dans mon appartement, rue XXX... aujourd'hui même... sacrée journée... bien étrange... il y a le silence qui nous gobe... et la douceur de la dérive... mais pas réellement d'excitation, de ce que j'aime bien moi, de tension, d'aventure... ça l'est plus trop l'aventure... j'ai l'impression qu'on traîne... on se laisse pas dériver... c'est une toute autre histoire...
c'est l'automne enfin, je le vois aux couleurs et aux feuilles... la ville est belle... je me tiens là... je me nourris... je vivote tranquillement... tout est à sa place... en même temps hein, je voudrais pas que ce soit autrement, je me plains mais c'est merveilleux au fond cette marinade insoluble... l'incertitude... la vie...
Avec les copains, on s'était lancé un défi. Le talent nous montait à la tête à tous, on se voyait déjà portés aux nues, acclamés par les foules et toutes les trainées du monde là, à portée de main, presque sur nos genoux. Combien de soirée avions-nous passées, tous les quatre, à ruminer nos rêves autour d'un énième verre, d'un énième bédot ? C'était l'ailleurs qu'on allait trouver. De nous tous, c'était B. qui avait le plus de superbe. Lui et sa gueule d'ange, la verve folle qui l'animait. Un esthète.
Peut-être qu'au fond, on avait rien d'exceptionnel. Peut-être bien même qu'on était des gus comme des milliers d'autres - ne croyez pas qu'on en avait pas conscience - mais peu nous importait. Ce qu'il fallait, c'était vivre, c'était cela notre urgence. Le beau projet ! L'illusion sublime !
Et pourtant, le temps passant, il semblât que nous ne vivions toujours pas. Les jours s'écoulaient, mornes certes non, mais semblables. Les mêmes jours qui s'écoulaient à Londres et à Varsovie, à Vienne et à New-York, à Stockholm et à Sydney. Elle refusait de venir à nous la garce, et croyez-bien qu'on mourrait d'envie de lui écarter les cuisses, de force si besoin était. Nous, c'était nous, l'écume de l'époque, la fin de l'histoire, le dernier homme même peut-être. C'est ce qui chuchotait dans le silence des caves.
Ce que j'aimais le plus, c'est lorsqu'on s'affalait devant la télé, chez F., qu'on regardait Koh-Lanta en mangeant du Mac Do. Parfois je me disais : mais que peut-on vouloir de plus au final ? Mais j'attendais toujours, malgré tout, il semblait que quelque chose viendrait, à force. Mais ça ne venait jamais évidemment, alors on continuait. A attendre.
Nous n'étions pas des pessimistes, non ça non. On était pétris de sourires et d'espérance. Les hommes, on les aimait de tout cœur, tant qu'ils se tenaient loin de nous. L'empathie, la compassion oui, à condition que vous restiez à distance. Ce n'était pas de l'hypocrisie, non, et permettez-moi d'insister sur ce point. En un sens, nous comprenions l'humanité mieux que personne.
J'ai toujours eu l'impression que nous marchions au bord d'un gouffre, constamment en équilibre. Que notre vie n'était rien moins qu'un poème de Rimbaud ou un film de Tarkovski. T. déclamait du Hölderlin certains soirs, et nous on était bien contents de l'écouter. On était pas vraiment cultivés. Personnellement, je ne lisais jamais, c'était trop dur, trop de souffrances pour quelques gouttes d'encre sur du papier. Les autres, je ne sais pas. Oh ils le prétendaient bien sûr, tout comme moi, mais je crois qu'ils n'en faisaient pas plus. B. achetait bien des bouquins, mais il se contentait de les lire en diagonale. Ou même de les poser là, dans sa bibliothèque, où ils prenaient la poussière pour l'éternité.
Avions-nous du respect les uns pour les autres ? Je ne sais pas. Sans doute. Ce n'est pas difficile à éprouver, le respect. Ça n'a, à la fin, aucune espèce d'incidence sur la façon dont vous agissez. C'est de la paresse. Du respect, on peut en éprouver pour l'humanité entière et être un misérable. Au fond, je crois qu'on était tous convaincu d'être le meilleur, une espèce de condescendance mêlée un peu d'admiration réciproque, parce qu'il y avait toujours quelque chose qui nous échappait, qu'on ne comprenait pas chez l'autre.
Le défi donc. L'aventure, enfin. On partait pour Pékin, chacun par des voies différentes. En chemin, le but était de vivre le plus d'expériences possibles (rencontres, beuveries, coucheries, bagarres, extases mystiques et esthétiques, j'en passe). Ainsi fût convenu, et on se retrouverait là-bas, pour partager nos aventures.
Il fallut bien se mettre en route.
***
Saluant l’hôtesse au passage, je pénétrai dans l'appareil. Bon. Derrière moi, un petit homme vêtu d'un attaché-case me presse d'avancer. Vite, à ma place, bien au chaud, bien confortable, les jambes toutes serrés contre le siège avant. Les longs voyages en avion provoquent toujours des ivresses délicieuses. Mon voisin est un indien, il a des airs de hippie tragique avec ses longs cheveux tout emmêlés. Il y a de la marmaille là derrière, qui joue et donne des coups de pied. De jolies filles aussi sûrement, peut-être que si j'avais un brin de conversation, je pourrais leur compter fleurette, ah et alors...
Nous décollâmes. Je fermais les paupières et laissais surgir devant moi les visages de mes éphémères compagnons de route, le son de leurs voix m'envahir. Tous ces gens avaient leur propre histoire, leurs propres sentiments et je m'en gorgeais comme d'une eau de jouvence. C'est que, voyez-vous, je suis né avec le don de faire tomber les masques, s'effriter les vernis, je lis dans les esprits et les corps comme dans des livres ouverts. Il me semble. Et toute cette vie qui palpitait là, dans un espace si exigu, cette formidable concentration d'énergie, c'était vertigineux.
Les quatre hussards, mon petit groupe s'était tout à coup élargi. L'espèce humaine entière, je le voyais maintenant, était une aristocratie en perdition, elle voguait à la dérive sur un océan d'obscénités. Une bonne blague au final, que nos réunions du soir. Voilà que j'étais entouré d'inconnus, et je n'étais guère différent d'eux. Je replongeais, pensais-je, vers l'indéterminé, mais l'avais-je un jour quitté ? Je réalisais, tout à coup.
Nous nous envolions et le voyage que nous entamions, c'était le voyage de notre vie, c'était la vie. Tous nous étions embarqués dans le même bateau, cohorte d'inconnus anonymes en partance pour une terre lointaine. Tous nous étions des hommes, nous avions erré au bord des mêmes gouffres, visité les mêmes fortins obscurs, chevauché dans des landes battues par les vents et tendu notre visage à l'aurore. Et maintenant nous partions voir... ailleurs, mais moi je savais que tout ça était faux, que c'était la même danse qui continuait, le même éclat de rire.
Alors que, contre le hublot, ma tête se laissait aller à un doux tangage, l'évidence me frappa de plein fouet : nous vivions l'époque la plus merveilleuse, la plus dense, la plus riche que le monde ait jamais connu. Je souris, les yeux mi-clos. C'était comme si soudain le ciel nocturne s'était embelli de milliers de lucioles, comme une pluie de cristaux de glace sur Paris qui s'éloignait.